Article sur l’allaitement non écourté et les caries dentaires co-écrit par : Caroline de Ville, médecin généraliste, IBCLC spécialisé dans la problématique des freins restrictifs buccaux, formatrice pour les professionnels de la santé. Lynda Pourchet, Consultante en lactation IBCLC (24), formée en freins restrictifs buccaux et Intégration motrice primordiale à Sarlat (France).
«Si tu lui donnes le sein la nuit, il va avoir des caries.» «Madame, votre bambin a une première carie, il est temps de le sevrer de votre lait.» Ou bien encore : «Il faudra sevrer votre bébé dès l’apparition de ses premières dents pour le protéger des caries dentaires.» Telles sont quelques phrases encore trop souvent entendues de la part de professionnels bien mal informés.
Pour mieux comprendre l’histoire des caries dentaires, revenons quelques siècles en arrière. Comprenons comment fonctionne la physiologie d’une dent et des caries. Finalement, que disent les études scientifiques ?
Et si l’allaitement avait au contraire plutôt un effet protecteur ? Pourquoi les freins restrictifs buccaux sont-ils potentiellement « cariogènes » ?
Nous vous emmenons Lynda et moi-même dans cette mise au point importante.
La préhistoire de la carie dentaire
Commençons par examiner les travaux d’anthropologues qui se sont intéressés aux mâchoires de l’homme de la préhistoire. Les observations faites par le Dr Palmer ne montrent aucune présence de caries chez l’homme préhistorique (Smithsonian Natural Museum, Washington, DC, examiné par le staff du Dr Palmer).
Sur 1 344 mâchoires examinées d’Américain natifs, 19 lésions de caries ont été observées, ce qui représente un pourcentage de 1,4% de dents cariées. En comparaison, une autre étude en 1989 a étudié ces mêmes communautés où le taux de carie grimpait alors à 57% (Bruerd B et al., BBTD in American Indian and Alaska Native communities : a model for planning, Public Health Rep 1989 : 104, 63-40).
Voici un tableau qui montre les pourcentages de caries observées par différents anthropologues sur des mâchoires préhistoriques :
Nom du scientifique | Pourcentage de dents cariées | Type de mâchoires observées |
Palmer | 1,4% | Smithsonian |
Torney | 0,2% | Mâchoires de 500-100 ans |
Price W | Très peu de caries | Société pré-civilisée |
Molnar | PAS de carie | 600 mâchoires d’homme pré-civilisé en Australie |
Grâce à ces observations, on peut conclure que les hommes et les femmes qui ont été allaités pendant plus de 92 000 millénaires n’ont jamais eu de carie. Elles sont donc seulement apparues il y a 8 000-10 000 ans. De plus, le peu de caries que l’on peut observer sur les mâchoires sont pour la plupart observées chez des enfants/adultes qui sont sevrés… depuis bien longtemps !
La position des anthropologues est donc très claire : si les caries étaient causées par l’allaitement maternel, cela ferait des décennies que l’évolution aurait été contre cet allaitement. D’un point de vue évolutionniste, il serait en effet suicidaire pour l’allaitement que celui-ci provoque des caries dentaires chez l’homme.
L’histoire des caries dentaires est donc une histoire contemporaine, c’est-à-dire de notre époque, de l’homme d’aujourd’hui. Mais pourquoi donc ?
Un peu de physiologie et d’anatomie de la dent
Qu’est-ce qu’une dent ?
Comme le schéma ci-dessous le montre, la dent est composée de 2 parties : une partie visible (la couronne) et une autre invisible (la racine).
Sur la partie visible, l’émail protège la dentine qui forme la majeure partie de la dent. Cette dentine contient la chambre pulpaire parsemée de petits canaux qui communiquent avec le nerf de la pulpe. La racine est profondément enfouie dans le tissu osseux de la mâchoire afin de garder les dents solidement en position.
L’émail est fait d’hydroxyapatite, un minerai qui peut se calcifier et se décalcifier selon l’acidité de la bouche et l’alimentation.
La dentine est plus poreuse que l’émail, parsemée de canaux et moins minéralisée. Une carie s’y propagera donc beaucoup plus facilement et rapidement.
Le microbiote buccal
La bouche est un milieu humide et chaud dans lequel se trouve tout un équilibre physiologique de bactéries diverses : le microbiote. Lorsque celui-ci est déséquilibré (épigénétique, stress, alimentation transformée, diminution du pH…), certaines bactéries vont prendre le dessus par rapport à d’autres. C’est notamment le cas du streptocoque mutans. En cas de déséquilibre de ce microbiote par exemple, cette bactérie pourra s’y proliférer rapidement. En quelques mois, il peut représenter jusqu’à 75% de la flore buccale. Un déséquilibre du microbiote pourra aussi abîmer l’émail et le rendre donc plus fragile.
Qu’est-ce qu’une carie dentaire ?
Dès que nous mangeons ou buvons, une fine pellicule de débris alimentaires se met sur la dent pour former la plaque dentaire. C’est sur cette plaque dentaire que les bactéries vont s’accrocher. Ces bactéries vont transformer le sucre en acide. Et c’est cet acide qui va créer une cavité dans la dent : la carie est née.
Le streptocoque mutans
Comme expliqué dans un paragraphe précédent, cette bactérie fait partie du microbiote de la cavité buccale. En cas de déséquilibre, celle-ci prendra donc le dessus sur la flore buccale normale. Certains estiment même que le « strep mutans », une fois devenu dominant dans la cavité buccale, serait responsable à 90% des caries précoces.
Une bactérie physiologique de la bouche qui peut vite devenir envahissante
Cette bactérie se nourrit essentiellement de glucose, fructose et sucrose. Le « strep mutans » aime le sucre, beaucoup de sucre. Il s’en nourrit et le transforme en acidité qui ne fera qu’augmenter le déséquilibre bactérien et créer cette cavité dans la dent.
Tous les laits des mammifères contiennent du lactose composé d’un glucose et d’un galactose. Le lait humain est celui qui en contient le plus. C’est donc de là que vient l’inquiétude de certains professionnels. Or le lactose est digéré par la lactase, enzyme présente dans l’intestin et non dans la bouche. Le lactose du lait maternel est donc clivé en glucose et galactose dans l’intestin.
Une étude confirme que le strep mutans ne serait pas capable de transformer le lactose en une source d’énergie aussi facilement que le sucre (sucrose) (Rugg-Gunn et al., Effect of human milk on plaque pH in situ and enamel dissolution in vitro compared with bovine milk, lactose and sucrose. Caries Res 1985 ; 19 :327-34).
Sa contagiosité et sa prolifération
Lorsqu’un individu devient porteur de cette bactérie, il le restera toute sa vie. Enfin, tant qu’il aura des dents !
Étant donné que le microbiote humain est réellement en train d’involuer au fil des générations et de l’ajout de sucre partout dans l’alimentaire, cette bactérie contagieuse peut facilement se proliférer.
Elle peut aisément se transmettre par la salive d’un adulte au bébé quand il :
- touche la cuillère du bébé avec sa bouche ;
- nettoie la sucette en la passant dans sa bouche ;
- croque un aliment pour adapter le morceau de bébé à sa bouche ;
- embrasse le bébé sur la bouche ;
- etc…
Que disent réellement les études scientifiques à propos des caries et de l’allaitement ?
Des études ont été réalisées dans des cultures primitives où l’allaitement à la demande de jour comme de nuit est culturel ainsi qu’un allaitement très long.
Qu’en est-il de l’allaitement non écourté (dit long) et des tétées nocturnes ?
Celles-ci ont rapporté que les taux de caries chez leurs enfants étaient très bas (Rosebury T, Karshan M., Dietary habits of kuskokwin eskimos with varying degrees of dental caries).
Ces résultats sont en phase avec la physiologie quand on comprend que, durant le sommeil, la salive est produite en moindre quantité. Or lorsque l’enfant est actif (il mange ou boit), il sécrète plus de salive. Dans ce cas, l’allaitement la nuit aurait plutôt un effet protecteur contre les caries étant donné la production de salive augmentée qu’il engendre (Pamphlet : Dangerous in Bed, published by the Canadian Dental Association).
Une autre étude clinique conclut même que l’allaitement de plus 40 jours au moins peut diminuer l’apparition de caries chez les enfants (Oulis CJ et al., Feeding practices of Greek children with and without nursing caries, Pediatr Dent, 1999. Nov-Dec; 21(7):409-16).
D’autres chercheurs encore ont carrément démontré que l’allaitement prolongé ne conduisait pas à une prévalence plus élevée de carie dentaire chez l’enfant (Weerheijm KL, Prolonged demand breast-feeding and nursing caries, Caries Res, 1998 ;32(1) :46-50). Différentes études ont de plus pu montrer qu’il n’y avait pas de corrélation entre les caries et le fait d’avoir été allaité plus de 12 mois, même dans le cas où l’enfant s’endort au sein.
Une étude supplémentaire portant sur des enfants australiens a pu quant à elle prouver que, par contre, l’introduction des aliments de sevrage ou de diversification alimentaire augmentait les caries. Les seuls facteurs indépendamment associés sont les prises d’aliments riches en sucre libre et l’environnement socio-économique (Devenish G et al., Early childhood feeding practices and dental caries among Australian preschoolers, Am J clin Nutr 2020).
Enfin, une dernière étude a conclu que l’information donnée aux parents doit porter en priorité sur la limitation d’apports en sucre ainsi que tout ce qui peut en contenir. Il faut que cette information soit correcte et donnée à toutes les personnes s’occupant de l’enfant, la limitation des apports en sucre étant majeure. L’allaitement inférieur ou égal à 2 ans n’augmente pas le risque de caries si on est vigilant à cet égard (Systematic review of evidence pertaining to factors that modify risk of early chidhood caries – Moynihan P et al JDR clin Trans Res 2019).
Le lait artificiel incriminé dans l’augmentation des caries dentaires
À l’inverse, un article paru dans le journal de pédiatrie dentaire montre l’augmentation des caries dentaires chez le bébé nourri au lait artificiel (Pediatr Dent, 1998 ;20(7)5Nov-Dec) :395-403). Certains laits artificiels déminéraliseraient même l’émail dentaire contrairement au lait maternel qui dépose du phosphore et du calcium dans l’émail dentaire pour le renforcer. La plupart de ces laits réduisent en fait significativement le pH dentaire. Ce qui rend propice le développement de ces strep mutans. Certains laits artificiels peuvent même provoquer le développement de caries dentaires en 3,4 semaines qui atteignent la pulpe dentaire en 7,2 semaines.
L’allaitement, le lait d’or protecteur contre les caries ?
Le lait maternel possède en outre une protéine capable de tuer certaines cellules cancéreuses. Cette protéine n’est autre que l’alpha-lactalbumine, la protéine qui aide à produire le lactose. Il est donc impensable que lait maternel puisse provoquer des caries dentaires chez les bébés et les enfants (P. Radelsky, Human Breast Milk Kills Cancer Cells, Discover magasin, June, 1999, 68-75).
À en croire une autre étude, le strep mutans serait même très sensible à l’action bactéricide de la lactoferrine présente dans le lait maternel. Le lait maternel serait donc dans cet ordre des choses un « antibiotique » naturel contre cette bactérie (Arnold R. et al., A Bactericidal Effect for Human Lactoferrin, Science, July 15, 1977; 197 (4300): 263-5).
La différence entre la succion des bébés allaités et les bébés nourris au biberon
Comme le montrent les schémas ci-dessous, la succion correcte du sein permet une arrivée du lait dans la partie postérieure de la bouche, contrairement à la succion au biberon.
Vous pouvez observer que la tétine du biberon se dépose sur la partie avant de la langue, tandis que le mamelon de la mère rentre loin dans la bouche du bébé. Le bout du mamelon où le lait est éjecté se trouve sur la partie postérieure de la langue.
Le jet de lait maternel arrive donc très près de la gorge. Il y a par conséquent très peu de contact entre les dents et le lait maternel, contrairement au lait donné au biberon.
Encore une fois, la physiologie de la succion d’un bébé allaité va dans le sens de cet effet protecteur que l’allaitement a à propos des caries dentaires.
Et le lien avec les freins restrictifs ?
Comme nous l’avons mentionné plus haut, la salive, les mouvements de la langue et la respiration par le nez jouent un rôle important dans la protection des caries. Ces mouvements de la langue complets permettent en partie le « nettoyage » de la plaque dentaire.
Tandis que la respiration buccale très fréquemment rencontrée dans la pathologie des freins restrictifs buccaux diminue le flux salivaire. Savez-vous qu’à l’heure actuelle, plus de 50% des enfants sont concernés par une respiration buccale ? Selon une étude sur un échantillon aléatoire de 370 enfants, 55% d’entre eux respiraient par la bouche (Abreu RR, Rocha RL, Lamounier JA, Prevalence of mouth breathing among children. J Pediatr (Rio J). 2008 Sep-Oct;84(5):467-70). Rappelez-vous le bienfait des tétées nocturnes sur la production salivaire.
On le sait maintenant : un frein de langue restrictif entraîne une diminution de la mobilité de la langue dans tous les sens. Une bonne vidange de la cavité buccale va donc être altérée. Il y aura bel et bien un « défaut » de nettoyage alimentaire, ce qui représente une aubaine pour la formation de la plaque dentaire. Un frein serré est donc bien une entrave majeure aux manœuvres d’hygiène buccale.
Un frein de lèvre serré et/ou des freins de joue vont également empêcher un nettoyage efficace entre la lèvre, les joues et les gencives. En cas de frein de lèvre restrictif, il est courant de constater des caries/plaque dentaire/taches entre les deux incisives et ailleurs sur les dents.
Plus tard à l’âge adulte, le palais ne s’étant pas modulé grâce aux mouvements physiologiques de la langue, il sera trop étroit. Cet adulte aura donc des dents qui se chevauchent… et des caries par difficulté d’accessibilité à l’hygiène de celles-ci. Certes, il n’y encore à ce jour aucune étude qui permette de confirmer ce lien évident entre les caries et les freins restrictifs buccaux. Mais la logique physio-pathologique est criante.
Les différents facteurs de caries
Pour résumer, voici donc les différents facteurs de caries :
- les sucres : raffinés, cachés (jus, céréales, fruits secs, certains médicaments comme l’homéopathie… partout dans l’alimentation transformée…) ;
- la colonisation du streptococcus mutans ;
- l’hyposialie ou xérostomie (sécrétion salivaire très faible ou absente) ;
- la respiration buccale ;
- la maladie, la fièvre ou le stress de la mère ou du fœtus pendant la grossesse ;
- la prise de certains antibiotiques provoquant un défaut d’émaillage des dents de lait ;
- les mauvaises habitudes alimentaires familiales ;
- la mauvaise hygiène buccale ;
- le tabagisme pendant la grossesse ;
- le taux bas de vitamine D de la mère enceinte ;
- la prédisposition génétique familiale (contribution mineure) ;
- le pH buccal bas ;
- l’exposition aux fluorures dans l’eau de l’environnement et dans les dentifrices.
Aucune étude à ce jour n’a pu démontrer que l’allaitement était un facteur cariogène. Le Dr Erickson l’affirme même depuis 1997 : le lait maternel N’EST PAS CARIOGÈNE (Dr Erickson, 1997, AAPD, Educational Foundation Research Award ; Pamela Erickson, Investigation of the role of human milk in caries development, Pediatric Dentistry, 1999;21(2)(Mar-Apr):86-90). L’absence de carie pourrait donc s’expliquer par une résistance de l’émail aux attaques acides et par un régime alimentaire non cariogène des individus (absence de sucre !) (Chhour et al. 2005).
À en croire donc la logique physiologique et les études disponibles, l’allaitement aurait même un effet protecteur. L’allaitement fait partie de la physiologie de notre espèce. Celui-ci doit donc continuer à être encouragé en exclusivité jusqu’à 6 mois et jusqu’à 2 ans à minima avec une alimentation saine (sans sucre donc !).
Allons plus loin dans la compréhension de l’allaitement
La régulation du lait, la succion du bébé, comment savoir si bébé a assez bu… Vous souhaitez en savoir davantage sur ces thèmes et bien d’autres encore… Découvrez l’accompagnement en vidéo de soutien à l’allaitement créé par Caroline de Ville. 41 vidéos, 21 fiches téléchargeables pour informer les mamans allaitantes ou désireuses d’allaiter.
Sophie :
Allaitée 2 mois mais pas de caries sur mes dents de lait. Rhinites allergiques chroniques non traitées avant le collège donc respiration buccale, j’ai passé mes mercredis AM chez le dentiste tout mon primaire. Une fois traitées donc respiration nasale pu une seule carie pendant 20 ans. Pendant mes grossesses je mange du sucre (type bonbons), j’ai des RGO, et je suis essoufflée donc respiration buccale, à nouveau des caries (3 en 9 mois…).
Pour mon aîné : troubles de la succion déglutition (cause neuro) ayant nécessité une gastrostomie à 1 an mais allaitement si cahotique fut-il pendant 18 mois. Pas une carie sur ses dents de lait même si les premiers aliments qu’il a pu manger étaient des crasses (gâteaux du commerce) et qu’il en reste fort gourmand. Notre dentiste nous a recommandé de terminer ses repas par du fromage avant que le brossage des dents ne fut possible (et il reste difficile à 4 ans : contractions neurologiques type morsures !!!).
Mes patients ayant des caries sur leurs dents de lait boivent du coca ou du lait industriel au biberon la nuit. Difficile de savoir ensuite si les pertes salivaires sont là conséquence des caries mais en tout cas cette bouche douloureuse est fort désinvestie et les difficultés sont multiples : troubles articulatoires, virus ORL+++, difficultés alimentaires, retentissement social, … Et je ne parle pas du manque de confort.
Bref, mon regard n’est que clinique, ne vaut rien statistiquement mais je suis fort persuadée de ce que vous relevez dans cet article.
Caroline de Ville :
Merci Sophie pour ton témoignage.
Bourdereau Bénédicte :
Bonjour,
Dans votre podcast vous parlez d’un article de 2017 sur une consommation de sucre par la mère qui pourrait éventuellement donner un lait cariogène.
Impossible de trouver cet article, auriez vous la référence bibliographique?
Merci d’avance
Caroline de Ville :
Bonjour Bénédicte, merci pour ton message. Voici : https://digitalcommons.wustl.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=7904&context=open_access_pubs. De tout coeur Caroline